Tous imberbes alors
À Sainte-Beuve
Tous imberbes alors, sur les vieux bancs de chêne.
Plus polis et luisants que des anneaux de chaîne,
Que, jour à jour, la peau des hommes a fourbis,
Nous traînions tristement nos ennuis, accroupis
Et voûtés sous le ciel carré des solitudes,
Où l'enfant boit, dix ans, l'âpre lait des études.
C'était dans ce vieux temps, mémorable et marquant,
Où, forcés d'élargir le classique carcan,
Les professeurs, encor rebelles à vos rimes,
Succombaient sous l'effort de nos folles escrimes
Et laissaient l'écolier, triomphant et mutin,
Faire à l'aise hurler Triboulet en latin.—
Qui de nous, en ces temps d'adolescences pâles,
N'a connu la torpeur des fatigues claustrales,
—L'œil perdu dans l'azur morne d'un ciel d'été,
Ou l'éblouissement de la neige,—guetté,
L'oreille avide et droite,—et bu, comme une meute,
L'écho lointain d'un livre ou le cri d'une émeute?
C'était surtout l'été, quand les plombs se fondaient,
Que ces grands murs noircis en tristesse abondaient,
Lorsque la canicule ou le fumeux automne
Irradiait les cieux de son feu monotone,
Et faisait sommeiller, dans les sveltes donjons,
Les tiercelets criards, effroi des blancs pigeons;
Saison de rêverie, où la Muse s'accroche
Pendant un jour entier au battant d'une cloche;
Où la Mélancolie, à midi, quand tout dort,
Le menton dans la main, au fond du corridor,—
L'œil plus noir et plus bleu que la Religieuse,
Dont chacun sait l'histoire obscène et douloureuse,
—Traîne un pied alourdi de précoces ennuis.
Et son front moite encor des longueur de ses nuits.
—Et puis, venaient les soirs malsains, les nuits fiévreuses,
Qui rendent de leur corps les filles amoureuses
Et les font, aux miroirs,—stérile volupté,—
Contempler les fruits mûrs de leur nubilité,—
Les soirs italiens, de molle insouciance,
—Qui des plaisirs menteurs révèlent la science,
—Quand la sombre Vénus, du haut des balcons noirs,
Verse des flots de musc de ses frais encensoirs.—
Ce fut dans ce conflit de molles circonstances,
Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances,
Qu'un soir, ayant flairé le livre et son esprit,
J'emportai sur mon cœur l'histoire d'Amaury.
Tout abîme mystique est à deux pas du doute.—
Le breuvage infiltré lentement, goutte à goutte,—
En moi qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné,
Déchiffrais couramment les soupirs de René,
Et que de l'inconnu la soif bizarre altère,
—A travaillé le fond de la plus mince artère.—
J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums,
Le doux chuchotement des souvenirs défunts,
Les longs enlacements des phrases symboliques,
—Chapelets murmurants de madrigaux mystiques,
—Livre voluptueux, si jamais il en fut.—
Et depuis, soit au fond d'un asile touffu,
Soit que, sous les soleils des zones différentes,
L'éternel bercement des houles enivrantes,
Et l'aspect renaissant des horizons sans fin,
Ramenassent ce cœur vers le songe divin,—
Soit dans les lourds loisirs d'un jour caniculaire
Ou dans l'oisiveté frileuse de frimaire,—
Sous les flots du tabac qui masque le plafond,—
J'ai partout feuilleté le mystère profond
De ce livre si cher aux âmes engourdies
Que leur destin marqua des mêmes maladies,
Et, devant le miroir, j'ai perfectionné
L'art cruel qu'un démon, en naissant, m'a donné,
—De la douleur pour faire une volupté vraie,—
D'ensanglanter son mal et de gratter sa plaie.
Poète, est-ce une injure ou bien un compliment?
Car, je suis vis-à-vis de vous comme un amant,
En face du fantôme, au geste plein d'amorces,
Dont la main et dont l'œil ont, pour pomper les forces,
Des charmes inconnus.—Tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés,
Et le cœur transpercé, que la douleur allèche,
Expire chaque jour en bénissant sa flèche.